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À la fin du mois de septembre 2024, le Premier ministre haïtien Gary Conille a discrètement signé un accord avec le Studebaker Defence Group, une entreprise de sécurité multinationale comptant dans ses rangs de nombreux anciens responsables du Pentagone et de la CIA. Ce contrat, qui se préparait depuis plus d’un an, marque un tournant dans les efforts visant à renforcer la sécurité en Haïti, un pays où la violence des gangs menace la stabilité depuis plusieurs années.
Studebaker, qui avait tenté d’obtenir un contrat en Haïti depuis début 2023, a fait sa première approche officielle du gouvernement haïtien par l’intermédiaire du général américain à la retraite Wesley Clark, membre du conseil d’administration de l’entreprise. Clark avait même effectué un déplacement à Port-au-Prince pour rencontrer le Premier ministre Ariel Henry. Toutefois, aucun accord n’avait été conclu à cette époque. En septembre 2024, la situation a changé. Un porte-parole de Studebaker a confirmé la présence de la société en Haïti, indiquant qu’elle avait lancé une initiative de formation stratégique et de mentorat en soutien à la Police nationale d’Haïti (PNH). L’entreprise a précisé que son rôle était strictement consultatif et qu’elle rendait des comptes directement au directeur général de la PNH.
Cependant, le rôle exact de Studebaker dans ce contexte demeure flou. Selon trois sources ayant une connaissance directe de la situation, le contrat aurait été signé directement avec le Premier ministre Conille, contournant ainsi le Conseil présidentiel de la Transition (CPT), un organe institutionnel qui se trouve de plus en plus en conflit avec Conille. L’une de ces sources, proche du CPT, a déclaré : « Le Conseil n’a pas été informé et lui a d’ailleurs exprimé son mécontentement à ce sujet. Même maintenant, nous n’avons pas vu le contrat. Nous ignorons les objectifs de la mission, le nombre de personnes impliquées, si elles sont armées ou non. Nous n’avons aucune information. »
Cette absence de transparence a alimenté les soupçons concernant la nature de l’accord. Le 29 octobre 2024, le CPT a prévu une lettre au secrétaire général du bureau du Premier ministre, demandant une urgence pour discuter de « la présence d’une société privée » dans les opérations de sécurité publique, sans mentionner le nom de Studebaker. Le Conseil a exprimé ses préoccupations sur les implications d’une entreprise étrangère privée impliquée dans la sécurité publique d’Haïti.
Bien que le nombre exact de sous-traitants de Studebaker présents en Haïti reste flou, ils rejoignent des dizaines de formateurs étrangers déjà actifs auprès de la police haïtienne, ainsi que quelque 430 soldats kenyans déployés dans le cadre de la mission de soutien à la sécurité multinationale (MSS) financée par les États-Unis. Toutefois, il reste incertain de savoir comment les sous-traitants de Studebaker interagiront avec le MSS ou d’autres gouvernements étrangers impliqués dans le secteur de la sécurité en Haïti.
HRRW a contacté un porte-parole du MSS, mais n’a pas reçu de réponse avant la publication de cet article.
Le Rôle de Studebaker : Conseil ou Engagement Direct ?
Bien que Studebaker affirme agir uniquement en qualité de conseiller, des sources proches du dossier contredisent cette version, affirmant que les sous-traitants ont participé directement aux opérations de la police haïtienne. Ces sources soutiennent que la société a joué un rôle clé dans l’opération conjointe menée par la police haïtienne le 15 octobre 2024, visant à éliminer un chef de gang. Cette opération, décrite comme la première incursion majeure dans un territoire contrôlé par des gangs depuis le déploiement de la MSS en juin 2024, aurait impliqué les sous-traitants de Studebaker de manière plus directe que ce qui a été initialement annoncé.
L’opération aurait visé Vitel’homme Innocent, le chef du gang Kraze Barye, pour lequel le FBI a mis en place une récompense de 2 millions de dollars. Bien que la police ait annoncé avoir blessé un des lieutenants d’Innocent au cours de l’opération, les sources affirment que les sous-traitants de Studebaker étaient directement impliqués dans la planification et l’exécution de la mission. Cependant, l’opération a échoué, un véhicule blindé exploité par la MSS ayant été abandonné et détruit pendant l’opération. Une vidéo d’Innocent a ensuite circulé sur les réseaux sociaux, montrant l’homme à côté du véhicule incendié. Lorsqu’on a demandé à un porte-parole de la MSS si l’organisation avait participé à la planification de l’opération, ce dernier n’a pas répondu.
Le Rôle du Gouvernement Américain : Un Contrat Sans Approbation ?
Ce qui complique encore la situation est la question de l’implication ou non du gouvernement américain dans ce contrat. En principe, pour qu’un sous-traitant américain fournisse des services de défense dans un pays étranger, il doit obtenir l’approbation du Département d’État américain, ou au minimum l’informer de ses activités prévues. Pourtant, selon des sources proches du dossier, l’ambassade des États-Unis en Haïti n’était pas au courant de ce contrat lors de sa signature.
Le Département d’État n’a pas répondu à la demande de commentaire de HRRW.
Le Contexte Plus Large
Au fur et à mesure que la situation sécuritaire en Haïti se dégrade, l’implication des sociétés de sécurité étrangères soulève à la fois des opportunités et des défis. Si le gouvernement haïtien considère la présence de Studebaker comme une étape nécessaire pour stabiliser le pays, le manque de transparence, l’implication potentielle dans des opérations de combat direct, et l’absence de mécanisme clair de reddition de comptes soulèvent des préoccupations sérieuses. Par ailleurs, le rôle croissant des acteurs de sécurité étrangers dans les affaires internes d’Haïti risque de compliquer davantage un paysage politique et social déjà fragile.
Dans ce contexte, la question du rôle des entreprises privées de sécurité, telles que Studebaker, dans l’avenir d’Haïti sera sans aucun doute un sujet de vigilance. Les implications de tels contrats, tant pour le peuple haïtien que pour les dynamiques géopolitiques en jeu, restent incertaines. Alors que le pays continue de lutter contre la violence des gangs, les questions de souveraineté, d’influence étrangère et de responsabilité seront inévitablement au cœur du débat.
source: Centre de Recherche économique et politique (CEPR) – Le gouvernement haïtien embauche un entrepreneur américain en matière de sécurité, mais des questions demeurent