Les Haïtiens attendent tout et n’attendent rien du gouvernement de transition finalement formé la semaine dernière à Port-au-Prince, plus de trois mois après que le premier ministre Ariel Henry, lâché par la communauté internationale, se fut fait démissionner. Ils ne se font aucune illusion en même temps qu’ils ne demandent qu’à voir le nouveau premier ministre Garry Conille, qui sera aussi ministre de l’Intérieur, parvenir à freiner l’insécurité dans l’île gangrenée par la violence des gangs et créer les conditions d’élections crédibles d’ici au début de 2026. Le chantier est colossal, comme c’est un chantier dont les maux plongent leurs racines dans la dictature des Duvalier (1957-1986).
« Par où va commencer le gouvernement Conille ? » demandait cette semaine en une le quotidien haïtien Le Nouvelliste. Par où, en effet ? Médecin de formation, M. Conille est un expert du développement formé à l’école de l’ONU, ce qui en fait, présumons-le, un homme doté d’une conscience sociale. Plus technocrate que politique, il aura été premier ministre pendant quelques mois en 2011-2012 avant de démissionner pour cause de différend avec le président corrompu Michel Martelly. Il avait été auparavant chef de cabinet de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti, créée dans la foulée du séisme de 2010 (qui a fait au moins 220 000 morts) et coprésidée par l’ex-président américain Bill Clinton. Expert en développement, donc, en même temps qu’acteur de l’ingénierie historique et structurelle des États-Unis et de la communauté internationale dans les affaires haïtiennes.
Il tarde que les nouvelles instances présentent une stratégie de lutte contre les gangs, qui contrôlent toujours 80 % de la capitale. Les Haïtiens les attend là-dessus, au premier chef. Pour l’heure, note Le Nouvelliste, Garry Conille s’est borné à dire qu’il fallait renforcer la police nationale haïtienne, ce qui coule de source, et que des changements devront être apportés à son état-major. Il compte un peu beaucoup — comme avant lui Ariel, qui avait été nommé par l’ex-président Jovenel Moïse, assassiné en juillet 2021 — sur l’arrivée d’une énième force multinationale, qui sera cette fois-ci déterminée par le Kenya et dont le déploiement, rapporté plus d’une fois, devrait commencer d’ici la fin du mois de juin. Entendu pourtant que cette mission, dont le Canada a poliment refusé de prendre la tête malgré les pressions américaines, ne sera pas la panacée. La crise est multiple — sécuritaire, humanitaire, politique : l’attaquer par la force seule ne règlea rien de fondamental, évidemment.
Elle en aura mis du temps, la communauté internationale, à renoncer à la tenue à tout prix d’élections, sans valeur démocratique, et à accepter, encore qu’à ses seules conditions, l’idée de « gouvernement de transition » promue depuis au moins deux ans par la société civile. Deux années pendant lesquelles la situation n’aura fait que s’aggraver ; où les bandes armées, hier instrumentalisées par des élus et des gens d’affaires corrompus, se sont peu à peu autonomisées, au point de prétendre aspirer à prendre le pouvoir, comme l’a fait le chef de gang et ancien policier « Barbecue » . On en revient toujours à ceci : à savoir la nécessité d’entendre le mouvement social haïtien. Lire : l’ensemble des voix de la société haïtienne. M. Conille a beau parler d’« inclusivité », il reste malheureusement que la composition de son gouvernement provisoire reproduit en grande proportion les vieux rapports de force politique.
Difficile encore de parler d’Haïti comme d’un pays nommément souverain tant, depuis les Duvalier, sa souveraineté a été cédée aux États-Unis et aux bailleurs de fonds étrangers. Contournant l’État et les associations citoyennes, les politiques d’aide appliquées après le séisme de 2010, y compris par les grandes ONG, ont accéléré cette usurpation.
La mission de M. Conille serait autrement porteuse s’il s’employait à récupérer et à rebâtir cette souveraineté ; à agrandir le champ de la vie démocratique ; à lutter contre l’impunité et à refonder la justice et les institutions publiques ; à défaire l’emprise des élites locales qui, en relais des intérêts extraterritoriaux, sont aux gouvernements étrangers ce que les trafiquants de drogue haïtiens sont à l’économie transnationale de la cocaïne ; à dire haut et fort que les États-Unis doivent agir contre le trafic des armes qui sont embarquées dans les ports de Miami à destination d’Haïti. Les accords de Montana, élaborés en 2021 par une large coalition de syndicats, des organisations paysannes, des Églises et des mouvements de jeunes et de femmes, ne disent pas autre chose en appelant à une transition « de rupture » et à des réformes profondes. Car rupture, et volonté patiente de l’ancrer, il faudra pour rendre leur pays aux Haïtiens. Que la tâche qu’entreprennent M. Conille et son gouvernement ne se transforme pas en occasion ratée.
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